Wozzeck, comme un rasoir ouvert

A l'Opéra de Lille du 23 au 30 janvier, puis au théâtre de Caen, une nouvelle production du Wozzeck d'Alban Berg, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier.

Transcription de John Réa pour vingt-et-un musiciens, direction de Lorraine Vaillancourt. La pièce inachevée de Büchner tient en vingt-sept séquences non classées d'une qualité de langue inédite, phrases courtes trouées d'ellipses où se déplie la logique d'un délire; Alban Berg en a extrait un opéra en trois actes et quinze scènes. Stupéfiante adéquation de la forme et du projet dramatique : chaque scène est calée dans le corset d'une forme classique (suite, variations, fugues, invention, allegro de sonate, etc.), tandis que l'entrelacement véritablement fou des leitmotives (le plus petit intervalle, finalement, renvoyant toujours à une réminiscence ou une prémonition) en défait la rigueur. Rien de plus beau que de reprendre contact avec les sources de la musique atonale à partir des scènes-clés du Wozzeck, ces carrousels affolés où tournoient les valses fausses, les chansons de soldats et les phrases wagnériennes, comme filtrées par le cerveau désarrimé d'un dément. 

Lorsque les chanteurs chantent, Sivadier les plante face au public, l'oeil sur le chef, concentrés sur la musique : car elle suffit à faire le drame. Dans leurs pauses, ils sillonnent la scène et son plateau tournant, comme poursuivis par des guêpes. Nulle trace de la perversité traditionnelle des mises en scène du Wozzeck où l'on jette au public, à la régalade, l'écrabouillage bien appuyé d'un anormal; d'une dignité chaplinesque, Wozzeck accomplit son destin funeste tandis que son fils, omniprésent sur le plateau, en absorbe le désastre.

Wozzeck court en ce monde comme un rasoir ouvert, écrivait Büchner. Les personnages n'entrent pas sur scène, ils surgissent, ils ne sortent pas, ils fuient, renchérit Sivadier.