La Métamorphose pour tous

Réponses à trois questions du magazine lillois "Sortir", 22 février

au sujet du nouvel opéra de Michäel Levinas "La Métamorphose" d'après Kafka, précédé de "Je, Tu, Il" de Valère Novarina. Création à l'Opéra de Lille le 7 mars prochain.

Sortir : S’agit-il d’un livret global de Novarina pour tout l’opéra à partir de La Métamorphose ou Novarina n’intervient que dans la 1ère partie ? Pourrait-on dire qu’il y a 2 actes, l’un sur un texte de Novarina, l’autre sur un texte de Kafka ? 

Jean-Luc Plouvier : On peut aussi parler d'un "prologue" pour le texte de Novarina, qui est plus court. Vingt minutes pour le prologue sur le texte de Novarina; et La Métamorphose de Kafka proprement dite : une heure. Le tout sans pause.

Novarina a été sollicité dans un premier temps par Levinas pour réaliser le livret d'après Kafka. Ce n'est pas leur première collaboration. Il y a trois dimensions, je pense, qui connectent le compositeur à l'écriture de Novarina : une "frappe" de la langue d'abord, quelque chose de sonore et rythmique, presque explosif parfois, qui appelle la musique, dans l'idée d'une hybridation du phonème et du son musical. Une dimension "biblique" ensuite, avec des énumérations, des généalogies, et des sentences énigmatiques sur l'origine de l'homme et ses liens avec la parole qui lui "troue le corps" (sentences énigmatiques qui oscillent entre le ton prophétique et la comptine enfantine). En troisième lieu, enfin, une obsession chez Novarina pour le monde animal (un de ses plus beaux livres s'appelle "Le DIscours aux Animaux" : le mystère de ce qu'est "être humain" passe par la contemplation de la vie animale), qui consonait bien entendu avec La Métamorphose, puisque le personnage principal, Gregor, est transformé en cafard.

Mais Novarina a finalement décliné cette adaptation. Il est vrai que le style de sa prose est profus et baroque, tandis que la langue de Kafka est volontairement banale et plate; c'est une poésie de l'étrange qui part du trivial; l'étrangeté suinte comme une vapeur depuis la banalité d'une langue répétitive et extrêmement normale.

C'est finalement Emmanuel Moses qui a réalisé l'adaptation, tandis que Novarina a écrit un prologue à sa manière. Il faut le voir comme une sorte d'adresse au public, telle qu'on en trouve souvent dans le théâtre élisabéthain : et maintenant mesdames et messieurs, apprêtez-vous à voir ceci et cela.

Trois personnages : Je, Tu, Il. Le ton est vigoureux, tonique, rythmique. Je, Tu et Il lancent toutes sortes de thèmes à la cantonade, qui annoncent le drame à venir : le thème du sacrifice d'Isaac (meurtre du fils), notamment, et la régression vers l'animalité.

On entend des mots-clés, comme celui de "cafard" ou de "métamorphose". C'est un appel à vivre le théâtre qui va suivre comme un rite, comme un mythe, comme le dévoilement d'un mystère. Nous ne sommes pas dans le registre de "l'opéra éternel", celui du XIXe siècle; mais la tessiture n'est pas non plus celle de l'anti-opéra, de la dénonciation des semblants.

Sortir : Que verront les spectateurs sur la scène ? 

JLP : Le projet de Levinas et Nordey est d'une certaine manière transgressif. Pour Kafka, il était hors de question de "représenter" l'homme-insecte. Toute cette nouvelle n'avait de sens que par sa force de suggestion, son impossibilité. Or, le personnage de Gregor sera bel et bien sur scène. Fabrice di Falco, qui tient le rôle principal, n'est pas déguisé en insecte, bien sûr, cela serait un peu ridicule; il est enserré dans une sorte de combinaison de nageur, il ressemble à un tétard. C'est un homme nu, mis à nu, réduit au dépouillement le plus extrême. C'est l'homme du dénuement.

Sa soeur, son père et sa mère sont pris en tenaille entre l'amour désespéré et la haine; ils sacrifient finalement le "monstre" à la tranquilité familiale. Trois voisins incarnent la rumeur publique et l'indignation. Le patron de Gregor, qui vient chercher son employé pour le remettre au travail, incarne la loi commune. La femme d'ouvrage assume la brutalité du bon sens, de la méchanceté ordinaire. Tous sont habillés dans les mêmes tons, un spectre de mauve, prune, brun, qui évoque quelque peinture ancienne, ou un rêve éveillé.

Il y a une seule grande courbe dramatique, qui va de la stupéfation au meurtre, et finalement à un soulagement obscène ("la bête est crevée").

Sortir : Y aura t-il une transformation du son en direct ? 

Oui, énormément. L'IRCAM travaille sur le projet depuis le début. Tous les chanteurs et la plupart des musiciens sont passés à Paris et ont été enregistrés au préalable par le compositeur et l'ingénieur délégué par l'IRCAM, Benoît Meudic.

Tout l'opéra est amplifié (musiciens et chanteurs) avec une extrême sophistication. Des semaines de travail pour automatiser à l'ordinateur le mixage et les réglages du son. L'espace sonore n'est pas stéréo, il est sculpté "en 3D", pourrait-on dire. Il y a des haut-parleurs installés absolument partout, pour autoriser toutes sortes de voyages du son dans l'espace, des effets de rapprochement ou d'éloignement, des zooms, etc. Des haut-parleurs entourent classiquement la scène, mais d'autres sont disposés autour du public, derrière lui, dans le plafond, derrière la scène.

L'électronique est utilisée pour créer des illusions, des dédoublements, des trompe-l'oreille. La flûte, par exemple, est doublée par un souffle électronique, la harpe est complétée d'une harpe électronique, les cuivres sont mélangés à des sons de trompette à demi-vitesse, des choses comme cela. Les voix, surtout, sont presque systématiquement dédoublées par des "ombres", des voix pré-enregistrées et traitées qui donnent l'impression d'une épaisseur harmonique, d'un flou des contours, d'un sorte de halo sonore. Les claviéristes peuvent en modifier la vitesse en temps réel, en suivant le chef, pour les synchroniser souplement aux voix réelles. Le vrai et le faux se mêlent sans cesse. C'est un monde d'hybrides et d'avatars. Il y a un effet d'irréalité, une pâte onirique.

Le personnage de Gregor, qui est mi-homme mi-bête, a la voix la plus étrange. C'est une voix de contre-ténor, très haut perchée. Elle est toujours multiple, comme brisée par la douleur et l'abandon. Mais cette brisure fait surgir des harmonies très sublimes, comme ces voix qui se frottent et s'entrelacent dans les madrigaux de Montevedi.

Tout l'opéra prend ainsi une couleur très chorale, qui évoque le souvenir de la musique renaissante et du jeune baroque. Les voix et les mélodies ont la première place. L'orchestration n'est jamais envahissante, elle semble toujours entourer et servir les mélodies, qui émergent par bouquets, par tresses, par spirales. Le petit orchestre (quinze musiciens seulement) est plutôt un "continuo", c'est un organisme délicat et souple : il y a de la guitare, de la harpe, des marimbas, du piano, du célesta, du cymbalum : irisations, arpèges, résonances — nous sommes incontestablement dans une filiation "française", avec un idéal de transparence, orienté vers l'air et l'eau, le souffle et le reflet. Beaucoup d'effets polyphoniques, comme dans les morceaux de bravoure des opéras de Mozart : tout le monde chante en même temps, mais ici dans la lenteur, dans la torpeur d'un cauchemar. Les voix se mêlent dans un concert lent et plaintif en de longues déplorations harmoniques qui évoquent à la fois la musique ancienne et les expérimentations les plus modernes sur les voix de synthèse. Le texte (français) sera par ailleurs projeté en surtitrage.
   
   
   

Mentioned in this article
Michaël Levinas ,Ictus in residence at the Opéra de Lille ,Jean-Luc Plouvier & IRCAM