Marie-Aude Roux, Le Monde, 25 janvier 2007
Alban Berg : Wozzeck
Un "Wozzeck" minimaliste, une épure de la folie - C'est à la création française d'une nouvelle version de Wozzeck, d'Alban Berg, que nous conviait mardi 23 janvier l'Opéra de Lille et sa directrice, Caroline Sonrier. Il y a une prise de risque à programmer l'un des ouvrages lyriques majeurs du XXe siècle, connu pour sa luxuriance orchestrale, dans l'épure semi-chambriste réalisée en 1992 par le compositeur d'origine canadienne John Rea, et créé en 1995 à Banff (Canada) par le Nouvel Ensemble moderne et sa chef d'orchestre, Lorraine Vaillancourt, initiatrice du projet.
Réorchestrée pour vingt et un instruments, dont une majorité de vents, la partition de John Rea se situe dans la droite ligne des transcriptions auxquelles se livraient mutuellement les trois compositeurs viennois Schönberg, Berg et Webern. Tout au plus pourra-t-on regretter que la musique perde en lyrisme ce qu'elle gagne en acuité "schönbergienne".
L'AFFOLEMENT DES CORPS ET DE LA PENSÉE - Face à la remarquable prestation de l'Ensemble Ictus, formation belge en résidence à l'Opéra de Lille sous la direction de Lorraine Vaillancourt, le plateau vocal s'avère un cran en dessous. La soprano allemande Ursula Hesse von den Steinen, très belle Marie en robe rouge, ne possède pas tous les moyens vocaux du rôle, ici tiré systématiquement vers un expressionnisme basique. Les trois "tortionnaires" du pauvre soldat Wozzeck, le Docteur pervers (Petri Lindroos), le Capitaine fanatique (Ales Briscein) et le Tambour-major fornicateur (Louis Gentile), se montreront à la hauteur de leur fonction. Quant à Andreas Scheibner, c'est un Wozzeck convaincant, qui tient avec noblesse son rang d'humilié.
A l'instar de la musique de Berg, à la fois clinique et compassionnelle, la mise en scène de Jean-François Sivadier est une épure de la folie. La scénographie est magnifique, de même que les éclairages. Sur un plateau central tournant, quatre pans coupés en bois ajouré glissent sur des rails, tour à tour assemblés comme les ailes d'un moulin couché, puis délimitant des espaces familiers (maison de Marie, cabinet du docteur, etc.), enfin épars et mimétiques du drame qui se noue et poussera Wozzeck à tuer celle qu'il aime et qui l'a trahi.
De ce vertige de mort, Jean-François Sivadier a fait le manège de la vie, qui tourne, et dérape, et se cogne, dans l'affolement des corps et de la pensée. La direction d'acteurs est nerveuse et sensible, et d'une grande poésie. Ainsi le moment où le Tambour-major, rendu invisible par un rideau blanc, offre des boucles d'oreille à Marie, main tendue qui prend sa main à elle, l'enveloppe et la caresse. Ainsi les feux-follets dansants dans la nuit du marais, là où Wozzeck le criminel à la lune rouge ira se noyer autant que dans son délire meurtrier.
Ne restera sur scène, outre le Fou aux roses rouges, que l'adorable William Seide, l'enfant orphelin de Wozzeck et Marie, petit garçon tout de grâce vêtu, silencieux et d'une présence assourdissante.
Christian Merlin, 27 janvier 07, Le Figaro
Alban Berg, Wozzeck
Un monde sans issue - La centaine de musiciens que réclame l'orchestration du Wozzeck de Berg ne logerait jamais dans la fosse d'un petit théâtre comme l'opéra de Lille. Alors plutôt que de renoncer à jouer l'un des chefs-d'oeuvre de l'histoire de l'opéra, on a opté pour une réduction réalisée par le Canadien John Rea pour vingt et un musiciens. Le procédé n'est qu'un pis-aller, mais le résultat est convaincant : la partition n'est pas trahie. Elle perd en lyrisme, le quintette à cordes ne pouvant rivaliser avec des instruments à vent, beaucoup plus sonores. Mais elle gagne en crudité, ses arêtes vives étant mises à nu par la direction très (trop ?) analytique de la Québecoise Lorraine Vaillancourt et par les timbres drus de l'Ensemble Ictus. En tout cas, le volume sonore est parfaitement adapté à la salle.
Même dépouillement dans la mise en scène de Jean-François Sivadier, presque froide à force d'éviter le sentimentalisme, mais fidèle à l'impression cauchemardesque dégagée par la pièce. En l'absence de choeur, il prend des libertés intéressantes : ce sont les solistes qui en font office à la taverne et à la caserne, et c'est le personnage du fou qui supplée aux voix d'enfants à la fin. Comme chez Shakespeare, la vie est une histoire racontée par un fou, et la présence de l'enfant au début et à la fin illustre l'éternel recommencement d'un carrousel infernal évoqué par la scène tournante, autour de laquelle les personnages courent en sens inverse comme des animaux en cage. Un monde sans issue, souligné par un décor et des éclairages suggestifs.
La distribution privilégie l'articulation du texte à la ligne de chant : c'est un choix possible, ce n'est pas le seul. Andreas Scheibner est un Wozzeck nerveux et percutant, d'une acuité tranchante : incarnation cohérente et concentrée, kafkaïenne, impressionnante. Ursula Hesse von den Steinen n'a pas les vrais moyens vocaux d'une Marie, les comparses sont d'excellente tenue, jusqu'aux seconds rôles, à l'image de Cyril Auvity qui donne un relief hors du commun au personnage du fou.