Lukas, François et moi avions rencontré Célestin Deliège en 2001 pour lui demander l'autorisation d'ajouter, aux notes de notre disque consacré à Jonathan Harvey, un court texte qu'il avait rédigé sur ce compositeur. Ce portrait s'ouvrait sur ces mots : « Je ne crois pas à l'existence d'un art sincère, mais je crois à la sincérité de l'artiste devant un projet. Et là je reconnais Jonathan Harvey » — un exemple parmi cent du beau style net, rythmique et si peu universitaire de Célestin Deliège, où se conjuguent magiquement le scepticisme et une certaine grandeur morale.
C'est au début de 2009, après qu'il eut entendu An Index of Metals de Fausto Romitelli, que notre amitié s'était vraiment nouée. Il nous avait convoqués chez lui, en petit comité, pour nous faire parler longuement de ce disque qui l'avait bouleversé ; et nous étions bouleversés à notre tour de découvrir cet homme de 87 ans, dont les mots ne sortaient plus qu'à grand-peine de sa gorge malade, pris d'un enthousiasme fébrile pour une oeuvre nouvelle, si éloignée des canons de sa jeunesse.
Cette jeunesse, il nous l'avait évoquée plus tard en quelques petites vignettes éloquentes et drôles : sa mère qui recopiait du Webern, au crayon, à la bibliothèque de l'Albertine; et Jean Absil qui s'en moquait : « Vous et votre musique du silence ! ». Eh oui, les flamboyants Modernes des années 50 étaient aussi des chevaliers du silence... Mais il était normal que ce nouveau siècle, nous disait Deliège, s'ouvre avec une nouvelle « poussée expressive », et il citait Artaud. Son grand oeuvre, Cinquante ans de modernité musicale, s'était bouclé sur une note mélancolique, et on le sentait exalté de tenir là une trouée, une promesse, la garantie d'une transmission. Peu lui importait, d'ailleurs, qu'on n'ait pas ses goûts, pourvu qu'on acceptât le « jeu de la passe » : oui, quelque chose a eu lieu dans le champ de la musique moderne, qui vaut qu'on l'honore.
Plus tard encore, lorsque la maladie lui avait interdit toute activité, même celle de tenir un livre, je suis passé quelquefois lui faire la lecture, comme l'avait souhaité Irène. Un peu de Keynes, d'abord (on ne parlait alors que du krach financier, qui le scandalisait tout en lui faisant espérer de nouvelles révoltes), beaucoup de Bible ensuite : la Genèse, les Proverbes, que nous lisions tour à tour dans la version « de Jérusalem » et dans la traduction de Chouraqui. La loi juive le fascinait. Puis nous passions à la grande biographie de Schoenberg par Stuckenschmidt. Jeu favori : repérer les erreurs d'érudition (l'opus 22 de Webern, un quatuor à cordes ? Mais comment est-ce possible !), car Célestin se faisait beaucoup de souci pour sa mémoire, qui devait rester souple, vigoureuse, parfaite.
La fierté aristocratique de Schoenberg, toujours un peu over the top, le faisait rire comme un enfant, en lui secouant doucement les épaules (ah, la lettre de Schoenberg à Varèse, pour le gronder d'avoir mal organisé les répétitions du Pierrot, et finalement lui interdire la représentation !). On le comprenait d'instinct : cette fierté était la sienne et, dès lors que sa raison fléchirait, et avec elle le goût de lire, le goût de rire, tout le reste calerait d'un seul coup. C'est ce qui est arrivé hier, le 18 avril vers midi : après un mauvais mois agité de grosses fièvres, Célestin Deliège s'est arrêté de respirer en tenant la main d'Irène. Elle s'en était merveilleusement occupé, rameutant les amis, multipliant les petits plats (la gastronomie n'était pas le moindre souci de Célestin), et toutes nos pensées vont aujourd'hui vers elle, autant que vers la mémoire de notre inoubliable ami.
L'enterrement aura lieu ce vendredi 23 avril, à 14 heures, au Cimetière d'Ixelles.
Un blog « livre d'or" a été ouvert à la mémoire de Célestin Deliège, où chacun peut laisser son témoignage,
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