Sur Samir Amarouch
Jean-Luc Plouvier
Le catalogue de Samir Amarouch, dirait-on, est construit comme un recueil d’études : pour que le moteur de l’invention se mette en route, il faut que quelque chose résiste. Amarouch semble moins intéressé à bâtir des œuvres-mondes qu’à « faire sonner » à chaque fois une question juste. La question concerne généralement un rapport homme-machine, homme-animal, machine-animal. Ce qui est sondé est le continuum entre les trois registres, ou une façon excitante de les brancher l’un sur l’autre. Par exemple : comment faire entendre acoustiquement une voix ralentie digitalement, avec Artefact (1) et Lighting ; quel degré de précision micro-rythmique peut-on attendre d’interprètes humains lorsqu’ils prétendent rivaliser avec l’électronique, dans Electronica-1 et Electronica-B Minor Crush ; par quels moyens proprement musicaux atteindre à la beauté du hurlement des loups, avec Area ; comment combiner d’un seul geste le phrasé « oiseau » et le phrasé « machine », avec Appel ; ou la course de motos et l’essaim d’abeilles avec Horizons .
Il s’en dégage une forme de minimalisme dans le traitement du son et le développement des idées. Le mot « minimalisme », tel qu’Amarouch l’utilise, ne renvoie ni au mysticisme contemplatif californien ni au conceptualisme new-yorkais, mais à une certaine forme de sobriété que commande l’opiniâtreté des questions. « À tout prix : commencer avec la sobriété », me disait-il lors de notre premier entretien. Il s’agit de consoner avec l’urgence d’une époque où tout est mis en danger, et où ce danger appelle des réponses vives, inattendues, concentrées. Amarouch ne publie une pièce que lorsqu’elle a pris chair en une sonorité « trouvée », un sound qui transcende l’écriture, claque à l’oreille ou fait claquer la langue, comme on peut le dire d’un alcool fort (c’est particulièrement le cas de son tube Electronica-B Minor Crush, avec lequel il a clôturé son cursus au Conservatoire).
Selon lui — lui qui dit plus volontiers « nous » que « je » —, la sobriété relève d’un indice générationnel. Il cite alors ses amis (l’amitié est fondamentale) : Florent Caron Darras, Julien Malaussena, Théo Mérigeau, soit, comme il me l’avait écrit préalablement, ses compagnons de route de « la musique Spektral-Minimal-Electro-Instrumentale qu'on fait ici à Paris ». Le concept de génération est vague et un peu périlleux à manier, mais Amarouch s’en sert souplement afin d’entamer le dialogue avec quelques compagnons morts et illustres : György Ligeti, Gérard Grisey, Fausto Romitelli, et autres représentants de ce que fut pour lui la « musique contemporaine », catégorie dont il sent bien qu’il est l’heure de se détacher. « D’une manière générale, il y a trop d’idées », me dit-il. Se détacher : de la surabondance d’idées, du grand ton « généreux », de la maestria qui unifie tous les paramètres. Et plutôt : affaiblir volontairement le propos, mais densifier la sensation, dénuder en chaque œuvre quelques-uns des fils de « ce qui reste » — ce qui fait tenir l’œuvre d’abord, et plus généralement fait tenir notre rapport musicalisé au monde, aux humains, aux animaux, aux machines, aux lignes de code avec lesquelles nous tentons de composer nos vies.
Boris Groys a proposé, en commentant Giorgio Agamben, de penser tout le projet des avant-gardes du 20e siècle comme une opération de transmutation des signes riches en signes faibles, afin que ceux-ci puissent s’écouler dans le mince goulot d’un temps lui-même affaibli, comprimé par l’imminence de la fin d’un monde :
Cependant l’avant-garde artistique ne cherchait pas à sauver l’âme, mais l’art.
Et elle essayait de le faire au moyen de la
réduction – au moyen de la réduction des signes culturels
au strict minimum, de sorte qu’ils puissent se faufiler en catimini
à travers les ruptures, déplacements et changements permanents
des modes et tendances culturelles. [...]
Ces signes faibles annoncent l’arrivée de la fin du temps,
celui-ci étant affaibli par cette arrivée, et manifestent par avance
le manque du temps qui serait nécessaire pour pouvoir produire
et contempler des signes forts, des signes riches.
Pourtant, à la fin des temps, ces signes messianiques faibles
triomphent sur les signes forts de notre monde [...] (2)
Pour se présenter sur son site internet, Samir Amarouch commence par ces mots : « Il y a, dans les questionnements qui traversent ma génération, cette forme d’excitation mêlée d’angoisse propre à toute grande révolution ». Plus de cent ans après les avant-gardes dont parle Boris Groys, c’est assurément la même intuition messianique qui s’exprime ici, à travers ce triplet génération-excitation-angoisse. Un peu plus loin, dans le même texte : « Nous errons dans des paysages numériques. » L’errance : en parle-t-il comme d’une perdition ? Ou comme d’une dérive délicieuse dans l’excitabilité indéterminée ? Nous ne le saurons pas et peu importe, il y travaille, il est bien trop occupé à découper créativement sa réponse, à « se faufiler en catimini ».
Comme tant de musiciens de sa génération (moi qui n’appartiens à aucune, je retiens donc l’hypothèse qu’une telle chose puisse exister, parfois), Amarouch ne doit du reste son inscription dans la « musique contemporaine » et son passage par le Conservatoire de Paris qu’au bout d’une série de rencontres, de hasards, de choix de dernière minute. Au fil d’une jeunesse parfaitement à l’aise dans les dits « paysages numériques », il a fréquenté et aimé toutes sortes de cultures et subcultures. En quelques traits : sa passion pour la musique lui vient peu avant l’adolescence, à la faveur de la rencontre avec deux guitaristes manouches ; puis c’est la déflagration à l’écoute du groupe punk NOFX ; ensuite les quatuors de Chostakovitch, l’anthologie de musique électronique du GRM, Metastasis de Xenakis à 15 ans (« c’est ça que je veux faire »), une série d’artistes sur le fil entre dance et électronique expérimentale (Mark Fell, Rashad Becker), Salvatore Sciarrino, Alvin Lucier, Pascale Criton, le style chiptune des jeux vidéos, Oneohtrix Point Never, l’école spectrale... Bref, une vie mélomane inter-niches parfaitement ordinaire aujourd’hui — n’y aurait-il ce détail formidable : à 20 ans, Amarouch entend parler d’une œuvre de Stockhausen, Inori, par son professeur de composition Jean-Luc Hervé. Celui-ci lui décrit longuement le projet génétique de l’œuvre (tout recommencer à partir d’une seule note, catégorie par catégorie : rythme, dynamique, mélodie, harmonie, polyphonie) et, sans l’entendre, Amarouch décide qu’il lui faudra la refaire un jour.
Pour un jeune musicien qui a d’emblée approché la musique par tous ses bords à la fois, par tant et tant de bords, les questions ne ressemblent plus à celles que nous entendions il y a vingt ans et qui sonnent aujourd’hui comme de fausses pistes : ni celle de la grande synthèse, ni celle de la « ré-humanisation » d’une musique d’écriture prétendument surchargée d’intellectualité. Le mot-clé est plutôt celui de contamination. De quelque bord que l’on parte, il y transite le savoir d’un autre, et cela part en boucles. Qu’est-ce que la dance music fait à la musique d’écriture, qu’est-ce que l’électronique fait à l’acoustique, et vice versa, comment la sensibilité animale altère-t-elle notre chant ? Autant de questions que Samir Amarouch traite dans ses études de cas.
Les boucles de rétroaction rendent inutile toute querelle des origines : ce n’est plus que la voix humaine serait archétype, l'instrument de musique sa copie, et le fichier audio un encodage secondaire. Car en réalité toute voix est toujours traitée instrumentalement : celle d’Artefact tire sa beauté de reproduire l’effet d’un fichier son considérablement ralenti, et ses glitches. L’intelligence musicale requiert toujours des accessoires, des lignes de code et des prothèses où se cristallisent ses gestes — du début et par tous les bords. Le corps qui phrase la musique est tout à la fois humain, animal et machinique. Amarouch sait qu’il faut de la souplesse pour rendre musicale une machine (un piano, un trackpad, un vocoder), des postures corporelles très rusées, très animales. À l’inverse, pour imiter le chant de l’oiseau ou le hurlement du loup, il faut s’équiper d’ustensiles et se forger des techniques fort peu « naturelles ». L’homme, la machine et l’animal se supplémentent dans l’espace musical pour y créer des monstres. Michaël Levinas a souvent évoqué les bonshommes du Jardin des Délices de Jérôme Bosch : le devenir-animal passe par l'instrumental : l'homme-éléphant par la trompette, l'homme-diodon par la cornemuse...
Ainsi Electronica-B Minor Crush, que j’évoquais plus haut, s’inspire-t-elle de Mark Fell, musicien de la scène electro britannique. Quoiqu’amplifiée, la pièce est exclusivement acoustique et n’appelle aucun traitement électronique. Elle travaille avec une rare obstination, mâchoires serrées si j’ose dire, le matériel d’un seul accord martelé, dont la puissance de prédation rappelle celle de l’accord des Augures Printaniers du Sacre du printemps : une sorte de ré mineur approximatif donné par un clavecin suramplifié, renforcé par les timbales et les marimbas, brouillé par la guitare électrique et deux accordéons microtonals. Le travail rythmique évoque immédiatement le medium digital et son infini potentiel de variabilité : il semble qu’un LFO en onde carrée, vari-speedé par une main invisible, rende la pulsation perpétuellement erratique malgré le caractère inflexible de sa frappe — ce que Fell avait joliment nommé multistability. Les outils de développement sont rudimentaires, mais les effets de surprise perpétuellement renouvelés : insertion de silences à la place des impacts, « poly-débits » (3) des notes répétées (comme des machines concurrentes), jeux sur les accents, quelques notes tenues... Le travail des hauteurs n’intervient qu’à la fin de l’œuvre, comme une fenêtre ouverte sur un développement futur.
L’œuvre se prête particulièrement bien à sa représentation graphique : couches temporelles, impacts et couleurs. Il s’agit là d’un autre trait caractéristique du travail d’Amarouch : outre la partition et la réalisation instrumentale, il aime à soumettre aux sens (à l’intersection de l’œil et de l’oreille) un niveau de représentation supplémentaire, celui du dessin aux encres de couleurs. Produites avec une grande méticulosité artisanale, ces réalisations graphiques précèdent, suivent ou accompagnent l’écriture solfégique proprement dite.
Car la musique n’est pas le vibratoire pur : tous les amoureux du « sonore » savent qu’une fraction de ce sonore reste in-entendue et relève de la part du rêve, de l’impossible. Et, du point de vue de Samir Amarouch — qui reste en ce sens classique — cette part de fièvre ne se traite jamais mieux que par l’écriture.
L’écriture reste le lieu privilégié de l’investigation du sonore : la grande intuition spectrale, celle qui a traversé Ligeti, Levinas, Romitelli et bien d’autres en des œuvres éclatantes, il s’agit à présent d’en assurer la transmission dans une tout autre dramaturgie. L’humeur a changé et la voici, la vieille hypothèse obstinée, qui creuse désormais son chemin de taupe dans un tunnel d’œuvres en gaz rare, saturées de signes faibles, semblant menacées par quelque data error. Jamais nihilistes néanmoins, énergiques et plus rusées qu’il n’y paraît, les œuvres d’Amarouch exposent leur crudité sans affecter la moindre mélancolie. Leur projet est à la fois optimiste et risqué, c’est celui du bien visé, du son qui tue, de la main heureuse : sois économe, rassemble tes forces, compte tes amis, frappe juste, tu n’as qu’une chance. Après tout, n’est-ce pas pour toute une génération le réquisit du présent ?
Ce texte est une commande de la Villa Medici, 2023
NOTES
(1)
Artefact, pour voix et six musiciens, 2016
Lighting, pour deux voix, grand orgue, trio à vent et trio à cordes, 2016
Electronica-1, pour huit musiciens, 2019
Electronica-B Minor Crush, pour clavecin, guitare électrique, piano, deux accordéons microtonals, percussions et ensemble, 2020
Area, pour quintette à vent et orchestre, 2018
Appel, pour clavecin et électronique, 2017
Horizons, pour voix et quatuor de trombones, 2022
(2)
BORIS GROYS, En public, PUF (Perspectives critiques), 2015
(3)
L’expression est du compositeur lui-même.